La pensée rhizomatique

Le rhizome, c’est une des idées fondamentales du duo Deleuze-Guattari, philosophes français de la deuxième moitié du 20e siècle. C’est un modèle descriptif qui se veut faire opposition à la pensée arborescente ou hiérarchique, la pensée qui s’étend de façon verticale à partir d’un point de départ et où chaque élément se trouve subordonné à un autre. En arborescence, la création d’une idée nouvelle se fait en la raccordant à un autre objet connu duquel on juge qu’elle prend sa source. On crée une nouvelle branche à un arbre existant, le tronc représentant une version idéale de cette idée. Dans ce mode de pensée, un improvisateur jouera en tentant de raccrocher ce qu’il crée à ses préconçus de ce que devrait être la musique ; il apportera sa nouvelle branche à l’arbre musical; le tronc duquel est sa conception d’une musique idéale ou parfaite. On appellera cette pensée arborescente pensée inerte ou réplicative, également.

La pensée rhizomatique, elle, oublie le concept d’un idéal absolu de toute chose, et prend chaque nouvel objet comme un point singulier d’un enchevêtrement. Le rhizome s’étend horizontalement, n’a pas de centre, de début ou de fin. Appliquée à la créativité, cette vision sera celle d’un improvisateur qui ne fondera pas sa création sur un idéal de musique mais explorera plutôt les possibilités. Plutôt que de se demander ce que l’instrument devrait faire, il explorera ce que l’instrument peut faire. Plutôt que de se demander ce que ses mains devraient faire, il explorera ce qu’elles peuvent faire. Ce paradigme remplace l’état d’esprit “qu’est-ce que je devrais créer” par “qu’est-ce que je peux créer” et ainsi le rhizome s’étend de façon horizontale, sans hiérarchie, sans plan, sans destination. C’est l’improvisation libre.

Pour Deleuze et Guattari, faire rhizome, c’est la manière de créer l’idée nouvelle. La pensée arborescente ne fait qu’imiter, identifier, progresser-régresser, produire par correspondance, produire par filiation. À l’opposé, “faire rhizome” c’est la production constante de “créations qui ne cessent de rompre avec un ordre qui se voulait durablement établi”.

Très intéressante vidéo de vulgarisation. Je vous la recommande!

Toutefois, le rhizome n’est pas dans le vide, il grandit dans un “dehors”, une série de rencontres qui vont le transformer, le détourner. L’improvisation libre et collective, c’est la représentation de ce dehors; les autres musiciens qui participent à la session y déposent leurs propres idées. Cet environnement où les idées se voient obligées de se croiser, de se transformer, de s’associer (mais aussi de se briser, s’enterrer, se confronter) force la création en rhizome, car un improvisateur ne pourrait arriver avec une idée maîtresse, un plan, une direction et l’imposer aux autres. (Il pourrait le faire… mais laissez-moi douter de l’intérêt des collègues. En improvisation dramatique style LNI, ce type d’attitude appelle même à des sanctions). Cette contrainte d’évoluer dans un système rhizomatique par le fait que les improvisations se côtoient fait naître le haut potentiel d’idées nouvelles propre à l’improvisation collective.

Le concept du rhizome questionne également les questions de pouvoirs et de hiérarchies; l’organisation traditionnelle (celle de la famille, du travail, de l’État…) est arborescente, voire pyramidale. Dans ces organisations hiérarchiques, la pensée rhizomatique est normalement découragée. En effet, un subalterne qui utilise un processus de création horizontal, sans plan, liste ou fil conducteur (rhizomatique) met son supérieur dans une situation difficile; difficulté à surveiller, à juger, à émettre un véto, difficulté à rationaliser le travail, à le contrôler, voire même à l’évaluer à l’aide des dispositifs de mesures et de catégorisation à sa portée. Cette particularité de la pensée rhizomatique à s’extirper des contraintes hiérarchiques est-elle facteur important de créativité? Si oui, est-ce à dire que les rapports hiérarchiques sont un frein à l’innovation?

À lire pour approfondir très creux :
Milles Plateaux (livre)

À lire pour approfondire moins creux, mais dans une perspective "business":
Le rhizome deleuzien, nouvel éclairage du processus entrepreneurial