Produire une définition de l’improvisation est tâche difficile.
Wikipedia nous donne : “L’improvisation est un processus de création sans écriture préalable.” Cette définition met l’accent sur le processus alors que le produit aussi se nomme “improvisation” et propose un critère négatif; l’absence d’écriture préalable. Vrai, mais non précis. Des musiques composées mais non écrites existent sans doute.
Le musicien Eddie Prévost, improvisateur de haut vol propose celle-ci : “a) improvising musicians are searching for sounds and their context within the moments of performance. b) the relations between musicians are directly dialogical: i.e. their music is not mediated through any external mechanism e.g. a score.”
Plus compliqué, mais plus informatif. Et amplement suffisant pour la portée de notre réflexion ici. Toutefois elle est spécifique à la question de l’improvisation musicale. Débutons plutôt par une vision plus large. Si l’on fait un voxpop sur Côte-des-neiges, demandant aux gens ce que c’est pour eux, l’improvisation, la plupart des réponses tourneront autour de l’art. Pourtant, qui n’a pas improvisé un repas ou une excuse? Aviez-vous un scénario en poche lors de la dernière conversation que vous avez eue au café troisième vague avec ce barista qui vous a entretenu sur la balance acidité-amertume de sa nouvelle torréfaction? Bien sûr que non. Je m’essaie donc à une définition plus large ; le processus de création d’un objet où la planification et la conception sont réalisées conjointement à la production. Ainsi, la production d’un dialogue avec un barista est conjointe à sa conception.
Dépasser la connaissance
Évidemment, la création ne se fait pas ex nihilo, spontanément, sans attaches au monde extérieur. On ne peut nier l’importance dans l’improvisation libre des acquis culturels, des habitudes ou des savoirs musicaux que possèdent préalablement les musiciens (Canonne, 2012). Un improvisateur participant à des matchs d’impro dramatique de type LNI, Félix Morin, me disait qu’on entre dans une improvisation non pas avec un plan et une marche à suivre, mais avec un répertoire de possibilités. Dans le même ordre d’idée, le danseur improvisateur Nicolas Zemmour dit qu’il est important comme artiste de se construire un champ conceptuel, un bagage de réflexions sur une panoplie de sujets pour pouvoir en tirer matière à création. Il ajoute que l’important, ensuite, c’est de dépasser la connaissance pour entrer dans la créativité; c’est l’improvisation.
Des techniques La répétition; elle permet de montrer que l’improvisateur ne fait pas qu’envoyer des notes au hasard, mais construit une œuvre globale car il ramène des éléments passés. Le détournement; il s’agit de prendre un objet connu (un cliché, un objet déjà utilisé(répétition)) et de le transformer, détourner son sens, l’apporter dans un contexte différent, etc. Permet également de construire/élaborer une œuvre. L’exagération; forme de détournement, on amplifie un objet. On le déforme en augmentant de ses attributs. La technique; elle prend le dessus lorsque la créativité fait défaut. Alternance d’objets déjà créés. Le jazzman reprend des “riffs” (motifs) connus, le danseur des mouvements pratiqués, etc.
Pour John Kao, auteur, consultant en innovation et musicien de jazz, Le musicien doit rejoindre le beginner’s mind, un concept de la philosophie zen signifiant un esprit sans préconception, pour que des nouvelles choses puissent arriver. Mais il faut toutefois atteindre un certain niveau d’excellence technique pour pouvoir se permettre d’entrer dans cet état d’esprit et prétendre que l’erreur n’existe pas tout en créant un objet intéressant. Des années de gammes pour arriver, sans être pris dans les calculs et la réflexion, à choisir les notes intéressantes pour l’improvisation en cours.
Il y a toutefois une difficulté dans l’harnachement de l’excellence technique pour créer du nouveau. Parce qu’en restant dans l’excellence opérationnelle, les probabilités sont élevées que la création soit du connu, que l’improvisateur utilise les méthodes et rejoigne les zones de créativité où il sait réussir. Il faut une envie de l’aventure, de la prise de risque pour quitter les zones où on excelle et s’aventurer dans les territoires de l’innovation. En impro dramatique, si l’utilisation du cliché est payante et fait rire le public, on préférera peut-être davantage le travail créatif nécessaire à détourner un cliché, le renverser, le dépasser. En musique, c’est ce qui différencie le jazz de la musique d’ascenseur.
Exploration/exploitation et autres polarités
À l’instar du travail créatif à l’intérieur des organisations, l’improvisateur (lorsqu’il est en prestation publique) doit balancer l’exploration et l’exploitation. En plus, Il doit plaire à deux audiences aux besoins différents : ses collègues improvisateurs qui désirent davantage d’exploration, d’audace et de prise de risque et le public, qui désire passer un bon moment, aime le confort. Les choix pris par l’improvisateur au cours de la session sont donc toujours dans le but de trouver une balance entre ces pôles. À un degré supérieur aux individus qui la composent, l’organisation aussi vit cette polarité ; la balance entre la familiarité et la nouveauté est constamment réactivée à l’intérieur des décisions d’affaires. Pour Félix Morin, il ne faut pas oublier qu’au final, c’est la satisfaction du public qui compte… mais aussi de se faire réinviter dans l’équipe!
Plusieurs polarités sont activées par une séance d’improvisation. Entre autres, la structure et la liberté, la technique et l’émotion, la sécurité et le risque ou l’expression individuelle et l’intérêt du commun. La balance de ces polarités c’est trouver le sweet spot où la créativité peut s’épanouir, et le même travail est fait en organisation. Les sens (ou les canaux d’informations) sont constamment déployés pour percevoir les changements dans ces balances et ajuster les prises de décisions en conséquence.
Pourquoi s’intéresser à l’improvisation artistique?
Des études en imagerie magnétique de musiciens nous apprennent que les régions du cerveau associées à la séquence, la planification et la résolution de problème sont actives lorsque sont jouées des musiques lues ou mémorisées. Toutefois, lors de l’improvisation, ce sont plutôt les processus cognitifs associés à la méditation, la rêverie et le travail long-terme et multitâches qui sont engagés. N’est-ce pas le défi ultime, en organisation qui se veut innovante, de faire opérer ce “switch” de parties de cerveau chez les membres de l’équipe?
Déjà, des pistes de réflexions pertinentes pour une organisation peuvent être tirées de mes bavardages sur l’art; développer un champs conceptuel/un répertoire d’idées/une excellence technique est condition préalable à une bonne improvisation, il en est de même en organisation. Afin d’innover, les personnes au sein de celle-ci se doivent d’accumuler de l’information et de la technique autour de leur sujet d’expertise, oui, mais aussi dans une diversité de champs relativement proches ou éloignés des activités de l’organisation.
Également, l’existence d’une structure et d’une culture organisationnelle qui permet aux individus de laisser tomber les préconçus (beginner’s mind) et de dépasser la connaissance – des espaces de liberté.
À voir : The Role of Improvisation in music (tedx) The link between jazz and innovation (entrevue) À lire pour approfondir : Noise & Capitalism (collection) Improvisation collective libre et processus de création musicale (article) Ma sélection Musique actuelle : Ida Toninato, une artiste de musique improvisée montréalaise Bascaille, un trio de musique acctuelle improvisée rimouskois Jazz : Surveillez le Dièse Onze et le Upstairs pour des soirées de jazz Hip-Hop : Jam sessions Growve Mtl Soirées de freestyle Le Cypher