La semaine dernière, on explorait le concept de la pensée rhizomatique de Deleuze. Pourrait-on l’appeler pensée non-réplicative? Pensée alerte? Sans doute. On y a abordé un début de réflexion sur la question des contraintes : “Et le rhizome s’élabore à travers des rencontres avec ce que Deleuze appelle un dehors, quelque chose qui brutalise les schémas de pensée préétablis”. Évidemment, tout processus de réflexion est soumis à des influences extérieures qui proposent des barrières ou des ponts aux élans de la pensée. Ces contraintes, dans une organisation, peuvent souvent limiter les réflexions : proposons des idées nouvelles… mais qui fittent dans le budget, qui respectent les définitions de tâches, qui entrent dans les échéanciers, etc.
Köln Concert
Ces contraintes peuvent-elles être sources de créativité? Je le crois. Je vous partage la petite histoire du Köln Concert de Keith Jarrett. Jarrett avait accompagné les plus grands ; Miles Davis et Art Blakey, entre autres. Mais ce jour-là, il avait un des plus importants concerts de sa carrière. Un concert solo à l’Opera House de Cologne. Tous les sièges étaient vendus. Plus de 1400 personnes. Mais lorsqu’il arrive, une surprise l’attendait; le piano n’était pas à la hauteur. Il était faux, les pédales restaient collées, les notes noires du centre ne fonctionnaient pas, les basses étaient faibles. Il refuse de jouer. L’organisatrice du concert, âgée de 16 ans à peine, le supplia de donner le concert. Il accepte. Les particularités du piano l’obligent à modifier son approche, elles l’obligent à jouer durement sur les touches des notes basses, l’obligent à explorer des tonalités qui évitent les notes qui ne fonctionnent pas. Vous me voyez venir, ce concert fut mémorable. Il fut mis sur disque et demeure aujourd’hui un chef d’œuvre.
Oblique Strategies
À la même époque, David Bowie est en studio. Il invite Brian Eno à venir créer avec lui. Celui-ci arrive avec un jeu de cartes de sa création, qu’il appelle Oblique Strategies. Si la création venait à perdre de son élan, il tirait une carte du paquet et y lisait l’injonction qui s’y trouve :
- Change instrumental roles
- Listen to the quiet voice
- Infinitesimal gradations
- Emphasize the flaws
Ce jeu de cartes (qu’on peut se procurer) fait en sorte qu’en écoutant l’album Lodger de Davie Bowie, on peut entendre Carlos Alomar, pourtant un des meilleurs guitaristes de l’histoire, jouer de la batterie. Le poête Simon Armitage dit de Oblique Strategies : “c’est comme si on demandait au sang dans ton cerveau d’aller en sens inverse”. L’utilisation de ce “jeu” pousse le créatif à rejoindre un état d’ouverture et d’inconfort, l’oblige à mettre de côté ses réflexes, patterns et préconceptions.
Écoutez aussi l'excellent podcast "Cautionary tales - Bowie, Jazz and the unplayable piano" et les autres épisodes aussi, tant qu'à y être!
Improvisation mixte, thème « Au dépanneur », rimée, 3 joueurs, illimitée.
De la même façon, le jeu d’improvisation style LNI pose des contraintes aux improvisateurs. On leur impose un thème, parfois une consigne spécifique (à la manière de Claude Poirier, chanté, sans paroles, etc), une durée, un nombre maximum de joueurs, etc. Ces contraintes poussent les joueurs à dépasser leurs clichés et à entrer dans des territoires d’innovation. Selon Félix Morin, la contrainte peut apporter la richesse, car, bien que ça réduise les possibles, ça oblige à accomplir des choses que tu n’aurais jamais faites autrement. Plus de limites, ça peut aussi être plus de règles à enfreindre, à “challenger”, ce qui est une forme de créativité en soi. On reconnaît la même chose dans le monde musical; dans un jam session, on s’entendra probablement sur une tonalité de départ (dictant les notes à faire et à ne pas faire, grosso modo) mais on saluera la créativité de celui ou celle qui saura introduire habilement des notes “interdites”.
Pour faire suite à nos explorations de la semaine dernière, ces “barrières” obligent à s’extirper d’un mode de pensée arborescent/inerte/réplicatif si celui-ci ne permet pas de les contourner ou de remplir la tâche en les respectant. Les créateurs peuvent rapidement retomber dans leurs propres clichés car ils s’y sentent confortables et compétents. Il est donc utile de forcer de nouvelles perspectives par l’ajout de contraintes.
Un autre avantage de faire place aux contraintes est l’effet de nouveauté. L’étrange, l’inattendu nous surprend dans nos habitudes, attire notre attention et la garde. Il est d’ailleurs démontré que des connaissances présentées sous une forme légèrement plus difficile à acquérir améliore la rétention de celles-ci. C’est le phénomène de la police hideuse, une expérience ayant démontré que des classes où les présentations contenaient des polices de caractères plus difficiles à lire présentaient une plus grande rétention de l’information. De la même façon, il est peut-être plus aisé de conserver l’attention et ainsi favoriser l’inventivité d’une équipe en processus de création si on utilise des contraintes qui surprennent, voire dérangent.
Un article vulgarisé sur la police hideuse L'étude qui le soutient
En organisation
En organisation, des applications de ces théories peuvent être tout aussi utiles qu’en art. Sans même chercher très loin, j’imagine qu’une grande majorité des cartes de Oblique Strategies pourraient directement être utilisées dans une rencontre d’idéation.
- Ask people to work against their better judgment
- Overtly resist change
- Look closely at the most embarrassing details and amplify them
- What would your closest friend do?
Une version numérique du "jeu"
Des exercices déjà utilisés en organisation sont pour moi l’équivalent de la contrainte posée dans un jeu d’impro. Les chapeaux de Bono ne sont qu’une version “corporate” d’une improvisation “à la manière d’un scientifique/pessimiste/émotif”. Ce recours aux contraintes est une bonne façon de limiter l’autocensure des participants, la proposition d’idées qu’on jugerait absurdes ou farfelues est plus aisée, la contrainte devient un abri pour l’ego et limite la peur du jugement des pairs.
Des contraintes peuvent aussi être explorées dans la manière de faire fonctionner l’innovation dans une organisation. Le fameux brainstorm pourrait-il être remplacé parfois par une marche en forêt? Pourrait-on demander à chaque membre de l’équipe à tour de rôle de construire sur une idée de départ, forçant ainsi à la pousser jusqu’au bout? L’utilisation de jeux peut parfois sembler risible, mais si du téléphone arabe sortait une idée géniale?