Revenons à notre définition de l’improvisation : le processus de création d’un objet où la planification/conception est réalisée conjointement à la production. Ajoutons le facteur collectif. Une improvisation en solo, ça se peut. Mais ce qui est réellement intéressant, c’est l’improvisation collective… et devant observateurs!
Félix Morin, improvisateur dramatique à qui je demandais quelle est l’importance du plan ou de la préparation alors que l’improvisation se fait à plusieurs et que l’on ne peut connaître les intentions des collègues, préconise d’entrer en scène avec un bagage d’idées plutôt qu’avec un plan. Cela permet d’être plus à l’écoute des autres improvisateurs et moins pris dans sa propre ligne directrice. Pour Nicolas Zemmour, danseur et improvisateur, ce qui précède l’improvisation, c’est la création d’un champ lexical – une série de concepts, d’émotions, d’états, etc, à exploiter. Et lorsque plusieurs improvisateurs doivent faire œuvre commune, c’est un niveau de difficulté supplémentaire qui demande à l’improvisateur de faire preuve d’humilité et de réflexion. Humilité pour accepter que le champ lexical de l’autre est valide. Réflexion pour essayer de comprendre ce champ lexical, l’accueillir et faire évoluer le sien en conséquence afin de faire réellement équipe.
Ainsi entre en compte les personnalités et les relations de pouvoir. En effet, l’improvisateur qui juge que son idée est “trop bonne” pour être reléguée au second plan ou détournée par les idées des autres fera preuve d’agressivité et de conviction dans la façon de l’apporter. On retrouve la même chose en musique. C’est une attitude à décourager pour la qualité de la création collective. En effet, dans un groupe pratiquant l’improvisation, l’autorité doit circuler de façon fluide entre les participants. On y reconnaît l’apport nécessaire de l’accompagnement, et on laisse chacun s’exprimer à son tour ou conjointement. Une attitude autoritaire où un participant est incapable (ou ne désire pas) écouter les autres ou est non collaboratif dans son approche peut provenir de diverses causes, notamment l’insécurité ou l’inexpérience ou même être une reproduction de hiérarchies et dominations existantes en dehors du moment de création. L’improvisation est une expérience de créativité réussie lorsqu’elle est un espace de liberté où chacun peut réellement exprimer ses idées et les faire évoluer conjointement avec les autres, développant son propre lot de relations éphémères, de coutumes et d’échanges.
L’improvisation collective amène une pression supplémentaire à user de créativité et à sortir des sentiers battus par la connaissance commune du médium. En improvisation chorégraphique, pour Nicolas Zemmour, la présence des pairs ou d’un public expérimenté exerce cette pression par leurs connaissances des trucs, des techniques, des outils. Face à un néophyte, on peut s’en sortir avec des clichés (de la technique), face à une autre personne ayant développé une compétence/connaissance technique dans le même champ, pas vraiment. Cette pression de performance, issue de la peur du jugement, peut aussi être décuplée par l’existence d’un rapport hiérarchique entre les improvisateurs. Elle peut soit forcer la créativité ou dépasser un seuil tolérable et contraindre les participants. On en tire l’importance d’un espace où la créativité est encouragée, notamment par la présence d’un œil expérimenté, mais où le jugement de celui-ci n’est pas inhibiteur. Comment arriver à trouver ce sweet spot? C’est une question de culture (d’entreprise) et de confiance.
Une acceptation commune de l’erreur est nécessaire. Dans les mots de Félix Morin, il faut avoir la mémoire courte, ne pas se soucier de la performance précédente alors qu’on remonte sur scène. Tous les sujets impliqués ont conscience des défis que posent l’improvisation et donc présentent une tolérance plus grande à l’erreur ou à une qualité variable de la création, créant ainsi un espace sécuritaire, où le risque de présenter une idée nouvelle est amenuisé. Cette création conjointe se fait dans une acception des idées de l’autre, obligée en quelque sorte par la présence de l’observateur. Encore une fois, c’est l’idée de créer un espace sans rapports de domination qui permet à chacun de s’impliquer complètement.
Un autre bienfait de l’improvisation collective, c’est de pouvoir compter sur les compétences des partenaires. On peut proposer une idée même si on ne sait pas comment la mener à terme, même si on n’a pas les compétences pour l’accomplir. John Kao décrit le manager chez Sony qui débarque dans l’équipe d’ingénieurs avec un petit bout de bois et demande à ce qu’on construise un lecteur cassette de cette taille là. Sa créativité lui donne l’idée d’un lecteur cassette réellement portable. Et c’est ensuite la créativité d’autres membres de l’équipe qui prennent le relais alors qu’ils ont l’idée de ne pas inclure de haut-parleurs, mais de compter uniquement sur des écouteurs. Et ainsi de suite. L’invention du walkman, c’est un jam!
Je me permets ici un extrait d’un jam session, parce que ça vaut mille mots. En toute humilité, parce qu’on y voit ma grosse face, on pourra voir la circulation fluide de l’autorité et la construction commune par le dialogue. Tout d’abord, la clarinette est à l’honneur, et je l’accompagne au trombone. La trompettiste s’inspire de ce que je joue et le complête, pour faire un accompagnement plus dense. Son apport m’interpelle, j’en inclus la forme dans mon jeu. Finalement, ce motif devient central et la clarinette s’y adjoint.
Devant public?
Les sessions d’improvisation courantes en jazz, appelées jam sessions, sont pratiquées à plusieurs improvisateurs (qui ne se connaissent pas nécessairement) mais aussi devant public.
Pendant une impro… Pas de retours en arrière, d’arrêts et de recommencements, on ne peut se le permettre, c’est une performance. Pour Nicolas Zemmour, la présence d’un public c’est la différence entre l’improvisation et la création (chorégraphique dans son cas). La création étant conjointe à la présentation, on accepte ce qui se passe, limitant l’autocensure. On ne peut lancer une idée et la désavouer aussitôt, il faut lui permettre d’exister. Être forcé d’assumer ainsi une idée, c’est être forcé de créer par-dessus, de l’élaborer. C’est se forcer à l’utiliser et à construire autour d’elle une justification, une suite, un contexte où elle fait sens. Pour Nicolas Zemmour, n’avoir pas le choix d’élaborer l’idée qu’on a lancée, même si de prime abord on ne l’apprécie pas, permet de découvrir des avenues que l’on n’aurait pas explorées. J’ajouterais qu’en contexte d’improvisation collaborative, cet aspect décuple les chances qu’un collègue soit inspiré par l’idée en question (qui n’aurait jamais vu le jour dans d’autres contextes) et s’en serve comme base pour sa proposition subséquente.
En organisation
On veut retrouver cette possibilité pour toutes les idées d’exister, au moins un temps, afin de permettre à d’éventuelles élaborations de celles-ci d’exister. C’est pourquoi on dit toujours au début d’un brainstorm “Y’a pas de mauvaise idée!”. Mais ça ne fonctionne pas vraiment. Vous n’amenerez pas quelqu’un à abandonner l’autocensure en lui répétant de ne pas s’autocensurer. Il faut développer d’autres stratégies en ce sens. (Une stratégie intéressante, c’est le recours aux contraintes, qui a été explorée auparavant.)
Quelques questions pertinentes autant dans la préparation d’une session artistique que d’un brainstorm.
Qui? Qui sera invité? Quels types d’expériences, de compétences veut-on rassembler? Visera-t-on la diversité?
Est-ce que la composition du groupe a un impact sur la capacité des gens à rejoindre la pensée non-réplicative, à quitter l’autocensure? Certainement. Serait-il préférable de faire des sous-groupes de brainstorming primaire? Quel serait l’impact de groupes non-mixtes? De groupes où une majorité de personnes sont issues de la diversité? De groupes sans mixité hiérarchique? Serait-il bénéfique à la qualité de l’innovation collective de retirer les personnes présentant des attitudes autoritaires, même s’ils ont de bonnes idées?
Une étude démontre qu’un groupe de 4 personnes qui se connaissent performe moins bien à accomplir des tâches de réflexions et d’analyses qu’un groupe où 3 personnes se connaissent et un 4e est un inconnu. Pourtant, les participants à l’expérience étaient beaucoup moins confiant de leur performance dans le 2e groupe, et avaient eu moins de plaisir. L’étude parvient même à démontrer que ce n’est pas nécessairement l’apport en idées de ce 4e équipier qui faisait la différence, mais sa présence qui, rendant les autres moins à l’aise, transformait les comportements des 3 autres, les rendant cognitivement plus présents et plus dédiés à la tâche. Est-ce qu’amener parfois un participant externe dans nos équipes créatives est une tactique à utiliser?
Quoi? Quel est le sujet du brainstorm/les visées de la session? Sous quelles conditions considérera-t-on la réussite de l’activité?
C’est un aspect important. Est-ce que le but de la séance d’idéation est connu de tous? Ce but est-il réaliste? Les participants doivent également savoir si la rencontre est décisionnelle ou pas. Si les idées seront par la suite examinées par une autre équipe ou par la même.
Où? Quel endroit favorise l’atteinte des buts recherchés? Veut-on une audience à notre session?
Explorons cette dernière idée rapidement. Pourrait-on reproduire en organisation la présence d’un public? Pourrait-on donner à une partie de l’équipe la tâche d’assister à une rencontre d’idéation comme elle assisterait à une performance artistique improvisée? Ces observateurs seraient peut-être en mesure de saisir des moments intéressants qui échappent aux participants trop pris dans le vif des discussions. Serait-il possible d’instaurer une ambiance où ces observateurs se laisseraient aller à des encouragements, des applaudissements ou des rires, guidant ainsi la séance d’idéation dans divers chemins qu’elle n’aurait peut-être pas pris? Il est aussi intéressant de donner le rôle à ces observateurs de commenter le processus, pas seulement les résultats; comment étaient les interactions entre les participants? Identifions les moments où certains ont été directifs, autoritaires, ont été trop attachés à leur idée, où certains n’ont pas réussi à prendre leur place. Mais aussi ceux où le flot créatif a été à son meilleur, afin de pouvoir améliorer les pratiques avec le temps.
Dans un jam session, les gens sont tour à tour improvisateurs, puis observateurs. Ils montent et descendent de scène selon leur envie. Envie en partie reliée aux autres improvisateurs présents à ce moment, au type de musique, à leur énergie, etc. De ce fait, seuls les gens prédisposés à la création se rassemblent et forment durant un moment un microcosme où l’autocensure, le pouvoir, l’ego, le jugement et la peur prennent le bord et seules restent les idées. De la même façon devrait-on laisser, en organisation, les membres de l’équipe passer de participants actifs à observateurs selon le sujet, les gens impliqués, etc. On utiliserait ainsi un précepte de l’improvisation où “les interactions ne sont pas figées (les rôles et les places dans l’ensemble peuvent être redéfinis par n’importe qui n’importe quand)”. Sans entrer dans une diatribe politique, laissons-nous sur ces propos du musicologue Christopher Small:
Improvisation celebrates a set of informal, even loving relationships which can be experienced by everyone present, and brings into existence, at least for the duration of the performance, a society whose closest political analogy is with anarchism[, with] each individual [contributing] to the wellbeing of the community.
Christopher Small (1987)
Pour approfondir les liens entre anarchisme et improvisation: Improvisation as anarchist organization (article) Sur la question de l'apport d'un inconnu dans un groupe : Is the pain worth the gain? (article) À lire, même si les parties sur les nouvelles technologies commencent à dater : Jamming, the art and discipline of corporate creativity de John Kao (livre) Mes sélections Pour de grands ensembles d'improvisation collective : Le Ggril, un ensemble rimouskois L'EMIQ L'ensemble supermusique Festivals où trouver de l'improvisation : Les différents festivals de jazz (celui de Rimouski c'est mon pref) Festival International de Musiques Actuelles de Victoriaville La Rencontre de musiques spontanées Pour des matchs d'impro dramatique : La LNI et la LIM sont les deux ligues majeures à Montréal Pour des matchs d'impro musicale : La LIMM et la LIMQ (montréal et Québec)